ENTRETIEN EXCLUSIF. Guerre en Ukraine, défense européenne : Emmanuel Macron exclut un retour du service militaire et fixe son cap
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l’essentiel
Alors que de difficiles négociations commencent autour d’un cessez-le-feu en Ukraine, Emmanuel Macron revient dans un entretien à la presse régionale dont La Dépêche du Midi sur la situation géopolitique et explique ses choix sur l’Ukraine, la défense européenne, le réarmement, la réindustrialisation et l’effort budgétaire français pour nos armées. Il explique aussi qu’un retour du service militaire est exclu et qu’il fera des annonces sur la réserve et le Service national universel.
“Vertige.” Lors de la première élection à la Maison Blanche de Donald Trump face à la favorite Hillary Clinton, l’ambassadeur de France aux États-Unis, Gérard Araud, avait écrit ce mot sur Twitter. Neuf ans plus tard, c’est le monde entier qui est saisi de vertige devant les décisions radicales de Donald Trump.
Emmanuel Macron et Donald Trump dans le Bureau ovale le 24 février. AFP – JIM WATSON
Face à ce tsunami, face à une Amérique redevenue impérialiste et qui veut mettre à bas l’ordre multilatéral patiemment construit depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Européens ont été sonnés, à l’image des participants à la conférence sur la sécurité de Munich, sidérés par les propos du vice-président JD Vance venu leur donner une leçon de démocratie. Sidérés également de voir le président ukrainien Volodymyr Zelensky humilié dans le Bureau ovale et traité de “dictateur”…
Macron veut jouer les premiers rôles dans la “nouvelle ère” qui vient
Les Européens, plus seuls que jamais pour assurer leur sécurité, ont compris qu’à cette sidération devait répondre rapidement un réveil pour établir enfin une défense commune mais aussi une autonomie stratégique, économique, scientifique et technologique. Cette évidence, admise aujourd’hui par tous, Emmanuel Macron la porte en Européen avec constance depuis son élection en 2017.
Le président français parle depuis longtemps de la nécessité de renforcer l’Europe et de bâtir cette défense commune. Prêchant dans le désert et se heurtant à ses partenaires – les Allemands les premiers, obsédés par leur orthodoxie budgétaire – Emmanuel Macron voit aujourd’hui que ses convictions sont largement partagées à l’heure où le monde entre, selon sa formule, dans une “nouvelle ère”.
Et dans ce monde qui vient, Emmanuel Macron entend bien jouer les premiers rôles, ce qui lui permet aussi de se remettre en selle au plan intérieur. Affaibli par sa dissolution ratée, le Président bénéficie, en effet, d’un “effet drapeau” sur sa cote de confiance et les Français approuvent majoritairement ses positions sur le conflit ukrainien ou son analyse sur la menace russe.
Emmanuel Macron lors de son allocution le 5 mars. DR
Cornérisé depuis les Européennes de 2024, Emmanuel Macron retrouve ainsi du souffle en même temps que son costume de “Président de crise”. Comme au temps du Covid, le chef de l’État mouille la chemise et s’active sur le plan diplomatique. Il se fait volontiers pédagogue auprès des Français, multipliant les interventions, au sortir des réunions des Vingt-Sept, avec une allocution solennelle le 5 mars – suivie par 15 millions de Français – ou, ce dimanche, avec un entretien accordé à la presse quotidienne régionale, dont La Dépêche du Midi.
À l’heure où un cessez-le-feu de 30 jours en Ukraine est sur la table mais encore loin d’être acquis, Emmanuel Macron veut rendre compte de la mobilisation des Européens et de la France pour aider l’Ukraine et préparer le réarmement militaire et industriel de l’Europe.
La priorité : aider l’Ukraine dans les négociations et pour le jour d’après
“On a essayé d’organiser, en franco-britannique et avec nos amis allemands, pour venir en soutien à l’Ukraine, pour la mettre en situation de négocier dans les meilleures conditions et pour également apporter des garanties de sécurité, qui sont un élément clé d’une paix solide et durable”, assure Emmanuel Macron. Alors que les Européens semblent mis sur la touche par Trump et Poutine, le Président rappelle que c’est bien leur travail qui a permis de “rétablir le dialogue entre Ukrainiens et Américains” après le clash Trump-Zelensky et d’obtenir la rencontre de Djedda où l’Ukraine a validé la proposition américaine d’un cessez-le-feu de 30 jours.
“C’est ce que nous défendions, c’est-à-dire qu’on ait un délai identifié et mesurable pendant lequel on observe le respect d’un cessez-le-feu”, estime Emmanuel Macron. “Maintenant, la pression, on le voit bien, est sur la Russie, avec une position russe qui, en fait, n’a pas changé […] c’est-à-dire sa disponibilité à avoir une paix, mais une paix, au fond, à ses conditions. Je pense que le refus de Moscou et les menaces implicites qui ont été faites disent l’insincérité de l’engagement russe et, au fond, sa non-volonté de procéder à un vrai travail de paix”, analyse le Président.
Le président du Conseil européen Antonio Costa (G) et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen (D) saluent le président de l’Ukraine Volodymyr Zelensky le 6 mars. AFP – NICOLAS TUCAT
Pour les Européens, instruits par les accords de Minsk il y a dix ans, signés puis violés par Vladimir Poutine, il n’est évidemment pas question d’un cessez-le-feu aux seules conditions du président russe. “Il est clair que les Ukrainiens ne peuvent en aucun cas faire des concessions territoriales et n’avoir aucune garantie de sécurité. On a conduit le travail, sur lequel je m’étais engagé, qui est de crédibiliser les garanties de sécurité, avec une réunion importante qui s’est tenue à Paris [mercredi dernier] avec l’ensemble des chefs d’état-major d’armées européennes et alliées.
[Il s’agissait] d’établir au fond que les éléments de garanties de sécurité de l’Ukraine étaient, premièrement, le soutien immédiat à l’Ukraine, avec d’ailleurs plusieurs initiatives que nous sommes en train de prendre et avons prises pour livrer des matériels nouveaux et ajuster les livraisons aux besoins du moment. Deuxième élément, une garantie de sécurité, c’est bâtir un format d’armée ukrainienne pour le jour d’après, la paix, qui permette de résister à de nouvelles offensives russes.
La troisième garantie de sécurité, c’est la possibilité d’un déploiement sur la base d’une coalition volontaire sur l’Ukraine le jour d’après. Et puis le quatrième élément, c’est évidemment la montée de la défense européenne, qui est notre garantie de sécurité à nous, et le ressaut d’investissement et de coordination entre nos armées. Tout ça a permis maintenant de lancer un travail technique qui aboutira dans les prochains jours, et qui doit mettre des chiffres capacitaires et des listes de pays et d’actions derrière chacun de ces éléments”, détaille Emmanuel Macron, esquissant une coalition européenne qui appuierait l’Ukraine y compris avec des troupes au sol.
Une option jusqu’à présent fermement rejetée par Moscou, qui a averti qu’un tel déploiement serait considéré par la Russie comme un “conflit armé direct” avec ses troupes.
Vladimir Poutine veut bien une trêve mais à ses conditions, inacceptables pour Kiev. POOL – MAXIM SHEMETOV
“Quand la Russie dit : Si vous déployez des forces, vous serez en confrontation avec Moscou, elle dit de manière quasi explicite le fait que son intention est bien de revenir et d’aller plus loin, ce qui est ce que nous croyons très profondément. Et je pense qu’il faut prendre ces déclarations-là telles qu’elles sont, c’est-à-dire la signature explicite de la menace stratégique existentielle que j’évoquais il y a quelques jours devant nos compatriotes.
C’est exactement ce que la Russie fait sur tous les théâtres d’opérations depuis des années. Elle n’est pas repartie d’Arménie, elle n’est pas repartie de Géorgie, elle n’est pas repartie d’Ukraine depuis 2014, elle n’est pas repartie de Moldavie. Ça fait plus de 20 ans qu’elle aurait dû retirer ses troupes. Elle a encore 2 000 soldats. Et donc, dès qu’il y a un affaiblissement du contexte géopolitique, ou plutôt de ses principaux adversaires, elle réengage et relance des opérations”, analyse le Président.
Déployer quelques milliers d’hommes par nation
“Ce à quoi nous travaillons, c’est une coalition qui est ouverte, c’est-à-dire que c’est une initiative franco-britannique mais je vous confirme que plusieurs pays européens, et d’ailleurs non européens, ont manifesté leur volonté de se joindre à un tel effort quand il serait confirmé”, explique Emmanuel Macron, qui précise que l’objectif n’est pas d’envoyer des troupes européennes en masse mais “dans des points clés déployer quelques milliers d’hommes par nation [pour] consolider |la] défense [ukrainienne], pour faire des programmes d’entraînement.
On signe la présence stratégique sur le sol ukrainien de nations qui sont membres de l’OTAN et ça, c’est une garantie de sécurité à partir du moment où il y a un refus de la part des États-Unis et de plusieurs membres de faire rentrer l’Ukraine dans l’OTAN.”
En attendant ce “jour d’après”, Emmanuel Macron confirme la volonté des Européens de continuer à aider l’Ukraine. Évoquant les Mirage 2 000 utilisés avec succès cette semaine par les Ukrainiens, le Président assure : “On travaille sur d’autres programmes avec toujours la même volonté. Ce qui est le facteur limitant, c’est la formation des pilotes, et donc ça, ça prend plusieurs mois. […] On travaille aussi à l’accélération de livraison de certains missiles et drones qui ont plutôt été identifiés par les Ukrainiens comme des priorités.”
Une défense européenne… avec du matériel européen
À côté de l’implication des Européens dans les négociations pour une paix durable et la poursuite de leur aide à l’Ukraine, Emmanuel Macron revient sur la construction de la défense européenne dans laquelle la France doit jouer un rôle clé. Vendredi, le Président a réuni les industriels français de l’armement “pour leur demander de s’organiser sur les quelques marchés européens où on a des opportunités, parce que la rapidité d’action sera déterminante en termes d’efficacité.”
Un Rafale en opération sur le Charles de Gaulle POOL – STEPHANE DE SAKUTIN
Au-delà, Emmanuel Macron souhaite une montée en puissance des capacités industrielles européennes pour que l’Europe ne dépende plus des États-Unis en matière de défense et d’armement. “Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est de produire plus de Rafale, plus de systèmes de défense aérienne, plus de munitions. Il faut désensibiliser plusieurs pays de la dépendance aux F-35 et accroître le club Rafale”, estime le Président.
À l’image de ce que vient de faire le Portugal, qui pourrait remplacer ses avions de chasse F-16 vieillissants de fabrication américaine par des jets européens plutôt que par des F-35… Le Président reconnaît toutefois que la montée en cadence de la production du Rafale dépend fortement des capacités industrielles de Dassault et de ses sous-traitants : “Augmenter la cadence de production sur les sites de Dassault, ça ne s’improvise pas, c’est une mécanique très compliquée”, explique-t-il, soulignant aussi qu’il faut maintenir un équilibre entre exportation et besoins nationaux afin de “veiller à ne jamais affaiblir les armées françaises”.
Un effort commun des pays européens pour rationaliser les achats et mutualiser les coûts
Emmanuel Macron évoque ensuite le besoin de convaincre certains alliés de privilégier les technologies européennes, notamment en matière d’aéronautique et de défense sol-air : “Ceux qui achètent Patriot, il faut leur proposer le SAMP/T nouvelle génération, franco-italien. Ceux qui achètent du F-35, il faut leur proposer du Rafale. C’est comme ça qu’on va accroître la cadence.” Et de noter que “dans l’ordre des priorités, il y a des catégories. On sait où on a des besoins : la défense sol-air, les drones, les anti-drones, les missiles téléopérés, le spatial, les munitions.”
Dans cette optique, Emmanuel Macron appelle à un effort commun des pays européens pour rationaliser les achats et mutualiser les coûts, ce que semblent prêts à faire les Européens et notamment l’Allemagne dont le futur chancelier Friedrich Merz veut remonter jusqu’à 100 milliards d’euros les dépenses militaires. “L’Union européenne apporte des financements communs pour la partie industrielle, mais elle n’a pas de compétences opérationnelles. Elle est clé pour financer des programmes communs qui permettent de baisser les coûts, d’aller plus vite et de massifier nos achats”, souligne le Président.
Un canon français Caesar utilisé par des soldats ukrainiens. AFP – ARIS MESSINIS
Les Vingt-Sept ont donné leur feu vert à un plan de réarmement massif, “ReArm”, de 800 milliards d’euros dont 150 de prêts, et le 19 mars doit être présenté un Livre blanc de la défense européenne. “La Commission va donner des précisions sur les calendriers et les modus operandi de ReArm Europe”, indique Emmanuel Macron, qui “plaide pour qu’on mette un nouveau grand emprunt avec des ressources propres qui soient affectées, et donc qu’on poursuive la logique Covid de l’accord franco-allemand.” Un Conseil européen doit se tenir la semaine prochaine sur la partie économie et compétitivité, mais celle-ci “est inséparable à mes yeux de cette partie défense”, estime le chef de l’État.
Effort militaire : au gouvernement de faire des propositions
Enfin, Emmanuel Macron s’est exprimé sur les besoins de financements en France, où certains plaident pour le doublement du budget des Armées, actuellement à 50,6 milliards d’euros par an. Beaucoup, notamment à gauche, craignent que ce financement supplémentaire se fasse au détriment des dépenses sociales ; certaines voix, comme celle d’Édouard Philippe, suggérant un allongement du temps de travail pour financer cet effort. Emmanuel Macron, qui avait indiqué le 5 mars que cet effort devait se faire sans augmentation d’impôts se montre prudent et renvoie la balle vers François Bayrou.
“J’ai demandé un travail sur l’actualisation de notre loi de programmation militaire et notre priorité capacitaire, qui sera tranchée dans les prochaines semaines pour qu’on puisse pleinement mobiliser les financements européens, mobiliser aussi nos programmes et décider d’ajustements budgétaires. Il appartient au gouvernement de procéder au travail technique de chiffrage, d’abord de nos besoins et ensuite des éléments de ressources qui peuvent être mobilisés. Ça fait partie des pistes que le gouvernement va travailler.”
Emmanuel Macron le 20 janvier lors des voeux aux Armées. POOL – STEPHANE MAHE
Un retour du service militaire obligatoire est exclu, mais il y aura une refonte du Service National Universel
Interrogé par La Dépêche pour savoir si cela l’a surpris, Emmanuel Macron a assuré que non. “Je ne suis pas surpris de l’engagement des Français, parce que moi, j’ai toujours confiance dans mon pays et sa force morale. Je pense que c’est un point absolument indispensable. Il faut réussir maintenant à cristalliser cela, à ce que ce soit dans la durée, mais je pense que c’est une très bonne chose. Je pense que nos compatriotes sont lucides sur la menace, son caractère multiforme, et la nécessité aussi de faire appel à eux, à leurs talents et à leur engagement.”
Le Président a ensuite détaillé le cadre dans lequel cette volonté de s’engager pourrait se concrétiser. “D’abord, il y a la réserve, que nous avons fortement augmentée dans le cadre de la loi de programmation militaire en cours, qui a pour but de mobiliser, pour différentes unités, les compétences de nos compatriotes, soit dans des capacités opérationnelles d’action, mais également dans des segments plus techniques où la réserve joue un rôle absolument clé.
C’est aussi un élément qui permet de faire prendre conscience à une partie de la population des enjeux militaires, et donc ça consolide le pacte armée-nation. On va continuer de faire monter la réserve. On va lancer, là, une campagne de communication”, annonce le chef de l’État qui a “demandé qu’on réévalue les besoins d’augmentation” de la réserve.
Une version 2 du SNU
“Ensuite, on va regarder les leviers de mobilisation civile. Il y a toute une partie de mobilisation de la société face aux crises qui est à consolider, qui faisait d’ailleurs partie du programme que j’avais porté en 2022 et qui, malheureusement, prend un tour d’actualité sous la pression des événements. Et puis enfin, j’ai demandé, dès mes vœux aux armées, aux ministres et au Sénat, de me faire un point sur le déploiement du service national universel (SNU). J’aurais dans les prochaines semaines à annoncer une refonte de ce dispositif pour qu’il corresponde aux besoins de la Nation et aux priorités que nous avons identifiées”, indique Emmanuel Macron, annonçant là comme une version 2 du SNU.
Lancé en 2019, le SNU avait été étrillé en septembre dernier par la Cour des comptes, celle-ci voyant un dispositif coûteux, aux objectifs et à la trajectoire mal définis ; le Sénat ayant de son côté supprimé les crédits du SNU dans le Budget 2025 avant que le gouvernement ne les rétablisse…
En revanche, l’engagement des jeunes ne passera pas par un retour du service militaire. “Je pense que le modèle d’Armée et les choix qui ont été faits depuis que nous avons accéléré ces 8 dernières années ne sont pas compatibles avec le retour du Service National Obligatoire sous sa forme historique, d’abord parce qu’on n’a plus la base, plus la logistique et ensuite parce qu’à partir du moment où on est allé vers la professionnalisation de nos Armées qui sont focalisées sur l’opérationnel, les réemployer pour encadrer 800 000 jeunes n’est absolument pas un schéma opérant et n’est pas réaliste à court terme.
Là-dessus, le Service National Obligatoire ne paraît pas être une option réaliste. Face aux défis qui sont les nôtres, ce n’est pas cela dont on a besoin. Il y a plusieurs options qui sont travaillées, elles seront dans les prochaines semaines finalisées pour pouvoir être ensuite annoncées. Et j’aurai l’occasion vraiment de donner un schéma très clair sur ce qu’on propose de faire.”